U n p a r c o u r s s i n g u l i e r
Avec Johnny s'en va-t-en guerre. Paris, 1988
J'ai été le témoin de l'arrivée d'Eliane Larus à Paris en 1968. Venue sur un coup d'audace, avec juste ce qu'il faut en poche pour se loger et se nourrir sommairement, elle connaît des premiers jours difficiles. Sérieusement handicapée, elle marche avec peine.
Et puis la fortune tourne : la jeune provinciale qui l'héberge, elle aussi "montée" dans la capitale depuis peu, la met en rapport avec une lointaine relation. D'une chambre de bonne où l'on se serre à quatre pour oublier le froid, Larus se trouve accueillie pour un soir dans l'appartement d'un jeune savant américain rue de la Bûcherie. Robert Williams, chercheur en physique, vit là confortablement avec sa jeune épouse française et leur bébé. Les fenêtres s'ouvrent sur les toits de Notre-Dame. Dominique est dotée d'une figure de madone épanouie; Bob a sur l'œil une mèche d'adolescent attardé...
Ce couple providentiel proposera le lendemain à leur invitée de rester encore une journée, et la seconde nuit écoulée, réalisera qu'il éprouve déjà pour elle une vive amitié. L'autre appartement de l'étage, dont les Williams disposent aussi, sera désormais le sien.
J'ai connu ces jours extraordinaires, où trois caractères eurent tant de pensées communes que le bonheur d'un seul comblait les deux autres.
Suggérée par Larus à cause de la différence de fortune, une stratégie est bientôt mise au point : elle ne partagera les repas des Williams que deux jours par semaine. Ceux-ci contourneront la règle en consommant ces jours-là les plats les plus recherchés !
Cette quiétude durera trente jours : le temps pour Eliane de trouver un meublé dans le 20ème arrondissement où elle aménagera un atelier et une chambre pour son fils resté jusque-là dans les Deux-Sèvres. L'endroit est mesquin, un buffet grotesque flanqué de deux tours carrées envahit l'espace ; Eliane l'appelle : "La cathédrale"...
La vie devient à nouveau difficile : il faut se chauffer en reconstituant des bûches à partir des cageots récupérés sur le sol du marché qui s'installe deux fois par semaine au pied de l'immeuble.
Elle s'habituera peu à peu aux repas sommaires, à l'odeur électrique du métro, aux visages fermés des passants, aux jeunes gens qui mendient. Ce dénuement est peut-être l'origine des sujets qu'elle peint —comme autant d'antidotes— à ce moment-là : scènes de chimérique opulence, voyages fantasmagoriques, enfants dans des intérieurs ensoleillés ?
Quelques jours après son installation rue Belgrand, Dominique Williams, la soupçonnant de lui cacher sa véritable condition, décrète que les cadeaux de son récent mariage encombrent ses placards, organise une "vente-party" d'une semaine et lui fait vendre ses premières peintures.
Un peu plus tard, descendant par hasard une rue du 8ème arrondissement, Larus arrête son regard sur un tableau exposé dans la lumière d'une vitrine. Une femme un peu excentrique, qui se trouve être l'auteur du tableau, parle avec le patron de la galerie. Oubliant sa timidité, Eliane entre pour dire au peintre son intérêt. Intriguée par ses questions pertinentes celle-ci lui demande ce qu'elle fait. Larus répond qu'elle peint elle aussi. Par une coïncidence encore plus improbable que sa présence dans le 8ème, elle a en poche une enveloppe contenant quelques photos développées le matin même. La femme les observe consciencieusement et dit au patron de la galerie : "C'est intéressant cette peinture-là !" Circonstance heureuse, Georges Lefeuvre n'est pas vraiment représentatif des galeristes rive droite d'alors : le surlendemain, la peinture de Larus —dont le nom n'est pas connu de plus de vingt personnes— est accrochée à ses cimaises entre les tableaux de Lapicque et ceux de Raoul Dufy. Un collectionneur de Philadelphie achètera les deux natures mortes quelques jours plus tard.
Mais la galerie de la rue de Miromesnil ne va pas tarder à fermer, et Eliane réalisera vite que cette courte aventure ne pouvait être qu'exceptionnelle. Une période de purgatoire commence, qui durera douze ans.
La pleine Lune acrylique sur bois 80 x 80 cm – 2011
Collection privée, Berouth
L'itinéraire d'Eliane Larus n'est guère propice à conforter le mythe de l'unité, vieille lune de la critique d'art qui oppose souvent identité et mouvement, conformité et mobilité d'une œuvre.
Pourtant, en dépit des apparences, les variations de genre qui caractérisent son œuvre, qu'elles soient nées du hasard ou de l'expérience, se dirigent toutes dans le même sens et s'ordonnent sans mal au sein de son évolution.
Celle-ci est, il est vrai, protéiforme : partie d'un épais relief sur bois suggéré par le désir de matérialiser la couleur et nourri d'une polychromie hardie, elle aboutit onze ans plus tard dans ses travaux sur carton à une technique en à-plat dont la couleur appliquée en jus est posée avec économie sur un support demeurant aux trois quarts vierge.
La pittoresque période des reliefs, moment de générosité et d'abondance, s'est effacée aujourd'hui au profit d'une facture qui, comportant des tracés graphiques, des frottis, grattages, et même des transparences, économise ses moyens pour acquérir de la liberté. C'est une des raisons pour lesquelles, comme toute démarche créative et évolutive, l'aventure picturale de cette artiste est remarquable.
Entre ces extrêmes, Eliane Larus peint sur le cuivre et le verre, grave l'altuglas, incise la tôle, découpe le bois, gratte le linoléum, modèle la résine, avec des variations d'écriture et de style qui compliqueront la lecture de l'œuvre mais n'auront d'autre cause que l'assujettissement conscient de la forme au sujet.
Y'en a marre de la B.D. est ainsi brossée avec une sorte d'esbroufe. Mexico avec l'application qui convient aux hommages. L'usine est reprise trois fois pour exalter l'âcreté des fumées et le poids de l'hiver. Les plans géométriques si simples du Bonhomme au béret accusent son humble anonymat. Et si les traits balafrés de la Tête mexicaine expriment mieux que des mots la dureté d'une vie, les lignes subtilement hachurées de L'hélicoptère disent les vibrations et l'entêtement d'une machine...
Cependant, le monde d'Eliane Larus a été longtemps regardé comme celui de la fête foraine ou du cirque, et la formule "figures clownesques", ainsi qu'un fil gorgé d'une encre distraite, s'est plus d'une fois accrochée à la plume des critiques d'art.
Son œuvre est en effet déroutante à plus d'un titre. Mais nous verrons que cela n'empêche pas les personnages qu'elle a imaginés d'exister avec force et de montrer de l'invention. Son champ est vaste et ses sujets semblent illimités. Cela va de L'enfer au Paradis en passant par kobolds et sirènes, du minéral à l'animé en déclinant rochers, rivières, plantes, étoiles, hommes, chiens, chats, souris, bestioles diverses aux formes inattendues et cocasses, aux expressions touchantes et vraies. Les uns sont définis par une géométrie ludique remarquablement maîtrisée, les autres par une insolite humanité. Il s'agit d'un petit monde en soi, foule de portraits que la simplicité de leur titre a rendus aussi pathétiques qu'étonnamment ordinaires.
Une grande fraîcheur d'esprit servie par un souci plastique constant fait d'Eliane Larus un des rares peintres qui peuvent encore peindre une maternité sans prêter à sourire.
Les titres qu'elle donne à ses œuvres permettent de se livrer aisément au jeu des rencontres fortuites. Cela peut donner ce genre de fantaisie :
En haut de la scène le Petit chef indien enlève dans le chaos du Paysage menacé
La voyageuse sous les yeux ébahis du Bonhomme fil de fer.
En bas, dans le Paysage aux squelettes, Tina ,effrayée par la Tête masquée, préfère se jeter dans les bras incertains du Bonhomme—balance. Tandis que l'Enfant aux cheveux rouillés joue à La marelle dans La maison hantée...
Nous pourrions ainsi nous amuser à l'infini —aidés ou non par des cadavres exquis— en disposant à notre guise les titres des peintures d'Eliane Larus. Ce jeu permettrait peut-être de nous convaincre que malgré la présence d'une Venus au bidon, d'un Bonhomme haut comme trois pommes et de plusieurs Chiens équilibristes, son univers appartient plus à la poésie qu'au cirque, et qu'il y a moins de poésie sous les vrais chapiteaux que dans ceux imaginés par les peintres, cinéastes ou écrivains.
Les clowns montrant d'ordinaire assez peu d'invention dans la peinture de leur visage, nous oublierons le cirque en lisant ce passage d'une lettre que Jean Dubuffet écrivait à Eliane Larus le 6 mai 1981 :
"Je vois avec plaisir que vos travaux dans l'année écoulée se sont activement développés et épanouis. Les belles photographies que vous me communiquez en témoignent. Elles sont impressionnantes. Une verve très inventive s'y manifeste continuellement, à partir de leur conception et tout au long de leur exécution. Les peintures qui les historient sont des plus savoureuses et pleines de trouvailles dans tous leurs détails. En émane beaucoup d'émotion que je ressens fortement..."
Le mauvais élève- 1992
bois découpé peint recto verso – 97 x 29 cm. Musée de Béthune.
Vers la fin des années soixante-dix, alors quelle n'a qu'une connaissance fragmentaire de l'œuvre de Dubuffet et de Chaissac, on reproche souvent à Eliane Larus d'être sous leur influence. Bientôt contrariée autant qu'intriguée, elle consulte les livres, est vite saisie par le talent extraordinaire de ces deux fortes personnalités. L'un est à l'évidence d'une culture et d'un brio étourdissants; elle voit en l'autre le prince des Singuliers. Elle découvrira plus tard que Chaissac est lui aussi un homme de culture qui, comme son découvreur, pense, invente, écrit comme personne. On ne peut nier qu'il y ait similitude entre l'art de ces deux grands artistes et le sien. Un long moment son univers vacille. Comme elle ne sait plus quoi penser, et Gaston Chaissac étant mort depuis longtemps, je lui conseille alors d'entrer en rapport avec Jean Dubuffet.
Cet homme passionné, fin, lucide, va tout de suite la rassurer. Durant ces années difficiles pendant lesquelles personne ne s'intéresse à elle (ni galeries, ni Salons) Jean Dubuffet va lui écrire, l'encourager, la faire entrer dans la Collection Neuve Invention du Musée de Lausanne, lui dire avec des mots touchants et superbes l'intérêt qu'il porte à sa peinture.
Grâce à l'inventeur du Pisseur à gauche et de L'ourloupe, E. Larus va découvrir l'Art brut, formule créée par lui en 1948 et qu'il définira plus tard avec précision, désignant l'art des isolés, des sans grades, des "incultes". Pour Larus, c'est art-là, émouvant et inventif entre tous, semble puiser ses inventions aux racines du monde.
Elle comprend alors que si on l'a trop souvent rapprochée de Dubuffet, de Chaissac, et des Cobra, c'est moins pour raison d'influence que par coïncidence de sources. Depuis plusieurs années, pour assurer son quotidien elle passe la plupart de son temps à faire dessiner des enfants. En retour, ceux-ci lui ont inconsciemment transmis l'une des bases essentielles de l'art de notre temps : la liberté. Avec Dubuffet, Chaissac et les Cobra, elle a ce point commun important : à la recherche, comme eux, d'une expression primordiale, instinctive, elle a été, elle aussi, subjuguée par l'enfance. Elle fait partie de ceux qui sont secrètement hantés par cette mélancolie.
Chez certains créateurs, quel que soit le mode d'expression, la nostalgie de l'enfance est le symptôme, la marque d'un talent soutenu. Fellini en est un bon exemple pour le cinéma, Colette, pour l'écriture. Chez quelques peintres —parmi lesquels se trouvent quelques uns des artistes les plus importants du siècle— les stigmates sont encore plus évidents. Le regret d'un temps riche en sortilèges et irrémédiablement perdu est une des clés douloureuses du génie.
L'enfant ne s'exprime pas d'une façon confuse seulement à cause des limites de son vocabulaire et de la précarité de son jugement, mais aussi parce qu'il est immergé dans l'inexprimable. Pour cela, il est seul —avec le poète et le saint— à être présent à la réalité du monde. Avec eux il pourrait oser dire, lors des moments les plus aigus de ses contemplations : "je ne pense pas, donc je suis".
La petite fille et le garçon-robot 1988
gouache sur papier 11,5 x 11,5 cm – Collection privée, Paris
Pour Eliane Larus aussi, lorsque l'après-midi n'est plus assez clair pour la couleur et qu'elle se saisit d'un carnet à dessin, il s'agit de ne plus penser, de faire le vide, de n'être attentive qu'à la réalité de son geste : ... "Tout est à portée de ma main, le petit verre d'encre de Chine, la boite d'aquarelles. J'entre en intimité avec moi-même : plus de gestes héroïques où l'on brasse l'air avec de grandes gifles de couleur, plus de corps à corps avec la matière. La petite extase m'envahit doucement. Enfin pacifiée je me laisse aller à ces tracés légers, à ces taches vivantes : figures et animaux, têtes sans corps, petites entités, lambeaux de forme, griffures agacées... Ma mémoire oubliée, tout vient simplement sans angoisse; le geste est délivré, libre enfin ! C'est la grande paix du soir, l'oubli de toute crainte, de tout effort, moment privilégié des dessins intimes, des vraies confidences...".
Ces dessins-là, venus de la liberté et du silence, réalisés sous l'effet bénéfique de la fatigue, elle les appelle : "dessins de pénombre". On ne s'étonnera pas du fait qu'ils donnent à voir principalement des personnages et des animaux : "J'ai besoin de la figure humaine pour exprimer l'inconfort que je ressens dans une société constituée d'innombrables solitudes. L'animal est là en complément pour solliciter une forme de tendresse ou d'innocence. Une pensée me hante depuis longtemps : la perte de l'innocence. Je ne veux pas mes figures naïves mais innocentes. L'authenticité des simples m'attire; leur fragilité, leurs failles, me touchent profondément. Cela, je tente de le traduire dans des portraits comme Portrait de quat'sous ou La petite fille au livre. Parfois un événement particulier me fait réagir ; j'essaie de transmettre l'émotion que je ressens devant certains destins. Mais je n'aime pas trop le tragique, je traite donc toujours un thème grave par la dérision; ou je me réfugie spontanément dans l'imaginaire ou l'irrationnel pour éviter un réalisme trop chargé. Le but essentiel étant pour moi de communiquer une émotion immédiate.
A propos des portraits, je n'ai pas le souci du réalisme; au contraire, j'ai besoin de prendre du recul, de tout transformer. Mes visages sont traités à plat, comme des masques privés de volume. Je cherche une distanciation. Le dessin est précis, je m'efforce de le dégager de l'anecdote par une étude formelle assez poussée. Je travaille sur des matériaux divers : bois, carton, altuglas, verre, tôle, résine; cela peut paraître risqué, sujet à dispersion. Pour moi c'est une stimulation; chaque matériau nouveau excite ma curiosité. Un support inhabituel permet d'aller plus loin, vers quelque chose d'autre.
J'aime ce qui est ludique et excessif. Le rationnel et le rigoureux m'ennuient. Je suis allée vers la découpe pour sortir des formats établis et découvrir un autre espace. Le bois me paraît plus vivant que la toile apprêtée; on peut le percer, jouer avec le relief, le gratter au couteau, faire des ajouts avec la résine qui se soude aux fibres.
Les bois découpés sur socle présentent toujours une double face : face positive colorée en relief, face négative peinte sur fond noir, au dessin et couleurs rudimentaires. On pourrait y voir l'ambiguïté, la dualité primitive du tragique et du comique, de l'ombre et de la lumière.
L'altuglas m'a apporté le plaisir de graver le dessin à la gouge, de peindre à l'envers et d'avoir la surprise des transparences : envers rugueux, face polie, recherche des contrastes...
La couleur est comme un sentiment amoureux qui peut devenir envahissant, obsessionnel. Pendant des années je m'en suis repue copieusement, utilisant jusqu'à l'or et l'argent, poussant certains tons jusqu'à la luxuriance, chaque peinture nourrissant ma boulimie jusqu'à satiété. Depuis peut-être deux ans je réduis ma palette à deux ou trois couleurs privilégiées : bleu outremer, jaune de Naples ou rouge vif, structurées par le noir et le blanc, allant parfois jusqu'à une monochromie soutenue par un dessin gratté.
Cette alternance de l'excès à la rigueur m'est nécessaire pour trouver un certain équilibre. Le but final de tout cela est, au-delà des techniques, de m'emmener "ailleurs"; à moins que ce ne soit à l'intérieur de moi-même, vers quel paradis perdu ? vers quelle enfance retrouvée ?.."
(Extrait d'une lettre écrite à Gilbert Lascault en 1988)
"Je ne veux pas mes figures naïves mais innocentes"
Enfant assis aux cheveux rouillés – 2010
Collection privée, Paris
Il serait intéressant de porter attention aux peintres déjà influencés par les trouvailles d'Eliane Larus : la petite histoire, les confidences d'atelier, expliquent parfois les revirements, les changements de direction et les coïncidences que notre commune distraction nous empêche d'interpréter.
Le fait est que la société des beaux-arts s'accommode bien du flou. Dans les catalogues des ventes publiques on confond art moderne et art contemporain. Ici ou là : phénomène pictural et tournure décorative, états d'âme et préoccupations purement plastiques, suiveurs et suivis.
Le procédé de la peinture moderne ne consiste-t-il pas de toute façon —et plus encore que notre vision du monde— à compliquer la perception de l'œuvre d'art ? Dès 1957, en une formule lapidaire, Viktor Chklovski nous propose cette réflexion capitale : "Le procédé de l'art est le procédé de singularisation des objets, un procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception."
A ceci s'ajoute l'effet pervers et réducteur de la mode, propice à l'emballement d'un mouvement amplifié jusqu'à l'excès, et artisan majeur du plagiat. A l'implosion finale ne survivront que les plus inventifs. Et pour quelques décennies, les virtuoses de la mise en scène et de la séduction.
Mais Eliane Larus peint comme elle le sent. C'est à dire avec caractère, sautant allégrement du grave au dérisoire, du brut au raffiné, du dense au retenu. Supportant mal l'échéance d'une exposition, encore moins l'idée d'une commande. "J'ai voulu être peintre pour être libre !" lui arrive-t-il de dire sur le ton d'une nette déception lorsque la pression de l'extérieur devient trop forte.
Peu de peintres sont à ce point indifférents à l'idée de la réussite, désinvoltes quant à la perspective d'une possible renommée.
Les pages suivantes présenteront une vingtaine d'œuvres accompagnée chacune d'une notice. Certaines pièces anciennes n'avaient pas encore été reproduites. Les considérations d'ordre psychanalytique, philosophique, etc., ont été écartées pour ne tenir compte que de ce qui est ouvertement visible : le fait pictural.
Ces études sommaires permettront peut-être de mieux saisir le souci plastique, souvent mal perçu, mais constamment présent dans le travail d'Eliane Larus.
Support obligatoire de l'émotion, le fait pictural est une affaire d'accords, de contrastes, d'oppositions, qui jouent un rôle important dans notre perception de l'œuvre d'art, sans que nous en soyons toujours conscient. Les peintres sont les premiers à souligner que pour être bien perçue la peinture demande, comme complément nécessaire à la sensibilité, un certain apprentissage du regard. Dans son récent ouvrage Voir et comprendre la peinture, le peintre Bernard Rancillac énonce dès la première phrase que si la nature est une donnée plus ou moins brute, l'art est un langage codé.
Savoir comment une œuvre s'exprime est aussi important que ce qu'elle tente de dire. Ce n'est pas forcément pour des raisons narratives que Survage, en son temps, plaçait la couleur rouge au centre de ses compositions figuratives et que van Gogh, un demi-siècle plus tôt, accordait les tourbillons du vent dans les blés aux arabesques des nuages.
Contrairement à ce qu'on pense trop souvent, la connaissance ne tue pas l'émotion. Porter un regard critique sur une œuvre d'art n'empêche pas d'y être sensible; ce n'est pas parce qu'on sait comment elle fonctionne qu'on l'apprécie moins. Au contraire cela permet de l'aimer davantage, car la découverte de son originalité formelle et de son organisation s'ajoute à notre plaisir. A la fin de l'automne 1909, et dans un moment de grande lucidité, Paul Klee écrivait dans son journal : "...Pour ma part, tout au moins, je m'efforcerai de mettre l'accent sur une œuvre considérée isolément en tant que telle. Ce qui ferait un bon tableau, voilà ce que je chercherai à savoir, et ce qui serait bon dans une telle œuvre prise isolément."
Les forains 1978
peinture acrylique sur carton toilé, 49 x 60 cm
Collection privée, Paris
Peinture fétiche d'Eliane Larus, cette première scène d'extérieur
fut également la première œuvre qu'elle réalisa après trois années d'arrêt, faisant mentir le précepte selon lequel "un peintre ne doit jamais cesser de peindre".
Presque tous les éléments de son monde sont déjà là : enfants, animaux, personnages pittoresques, tout comme la manière dont elle les peint et les dispose. Il s'agit là d'une œuvre privilégiée dont la touche sensible et la fraîcheur d'esprit ravissent l'œil.
La composition est dense, sans être toutefois saturée, car le ciel traité d'une manière neutre apporte un agréable espace de respiration.
Dans une roulotte biscornue —tableau dans le tableau— et au-dessus d'une silhouette privée de bras, une femme tient une bouteille. Une espèce d'ectoplasme livide lui fait face. L'arrière de la roulotte forme un visage dont l'œil est cerné de rouge. Nous sommes dans une sorte de terrain vague où l'on distingue des rochers et de l'herbe. Un ciel nocturne charrie des nuages bizarres, tandis qu'un cerf-volant et des lampions évoquent à l'arrière-plan l'idée d'une fête.
Mais nous restons à l'écart, dans la zone un peu secrète qui constitue l'espace vital provisoire d'une humanité marginale.
L'impression de fraîcheur suggérée par les personnages, dont la facture rappelle les dessins d'enfants, peut être trompeuse : les entités ambiguës peintes par Eliane Larus portent souvent en filigrane les stigmates de la solitude, du désespoir, voire du tragique. Car chez ce peintre, si un tableau peut parfois en contenir un deuxième, une impression peut aussi en cacher une autre...
L'usine 1980
pastel à l'huile, 31 x 45 cm - Collection privée, Paris
" Il n'y a que l'humain qui m'intéresse, dit Bacon... Oui ! et tout ce qui se passe autour, les bestioles, les autos, les H.L.M., et tout le reste. On peut en raconter des histoires avec tout ça; avec en prime le petit plaisir qu'on se fait de ne pas dessiner tout à fait pareil avec des maisons qui se cassent la gueule, des bonshommes tordus qui ont l'air de sortir de ces maisons-là. On peut même jouer au Bon Dieu en fabriquant de nouvelles têtes et tout ce qui va avec. A la fin on en a plein les yeux, ça dégouline des pinceaux, ça se colle au bois, ça se gratte, et ça prend des couleurs. Tu peux en donner à tout le monde; enfin, pour ceux qui aiment ça...."
(Texte inédit écrit par E. L. vers 1980)
Le peintre 1980
stylo à bille et crayon sur papier, 32 x 24 cm - Collection privée, Paris
Ce dessin, qui montre un peintre devant son chevalet, présente un cloisonnement inhabituel chez Eliane Larus. Combiné au personnage vu de profil, à la coiffure sophistiquée, il peut suggérer une vague idée de fresque venue du Mexique ancien. Dès son adolescence, Larus a en effet subit une sorte de fascination pour les civilisations de cette région du monde.
En fait, il s'agit d'une étude pour un timbre-poste destiné à une exposition intitulée La fête aux timbres qui a eu lieu à Paris en décembre 1980, dans la galerie "L'œil de Bœuf".
Eliane Larus a rencontré Ceres Franco, responsable de cette galerie, quelques mois auparavant. Celle-ci lui permettra de réaliser sa première exposition personnelle trois ans plus tard, en 1983. Larus connaîtra dans l'espace un peu exigu de L'œil de Bœuf, dont la façade en travaux est à l'époque encombrée de tubulures, un vernissage chaleureux. Elle y exposera peu après avec le peintre marocain Chaïbia et Michel Macréau. Macréau est alors aussi peu connu que Larus; pour des sommes modiques il est possible d'acquérir ses œuvres dans ce lieu haut en couleurs, propice aux découvertes, où voisinent d'autres fortes individualités ouvrières d'une figuration poétique et inventive : Corneille, Lucebert, Guimaraes...
C'est l'émergence de la Figuration Libre, pour laquelle on sait que Robert Combas a joué en France un rôle décisif, qui sortira ces peintres du ghetto dans lequel une perception trop fabuliste, trop imagière de leur expression les avait confinés.
La ligne aiguë et fraîche du trait de Larus est particulièrement bien visible dans ce dessin.
Paysage au moulin 1983
technique mixte sur bois, 50 x 40 cm - Collection particulière, Angers
Les reliefs ont ici envahi le cadre, comme si une agitation frénétique, toute de fraîcheur et de fantaisie, n'avait pu être contenue.
Sur la gauche un moulin se dresse. Sa roue rayonnée et les trois traits noirs qui en partent évoquent des mouvements d'eau. L'ensemble —qui aurait pu éventuellement s'intituler "Paysage paradisiaque"— constitue un
hymne à la vie. Habitations comme personnages, animaux domestiques ou bêtes sauvages, collines et croissant de lune participent tous d'une même fête.
Sous la roue du moulin une sorte de guide courbé dans une attitude d'offrande semble nous inviter à visiter ce monde varié et pacifique.
Cette scène illustre bien ces quelques lignes écrites par E. Larus pour le catalogue du salon de la Jeune Peinture en 1980 :
"Pour une réalité picturale poétique, trouver un langage permettant d'être plus authentique, plus saisissant. Se rapprocher du cœur de la création, des sources primitives, à la recherche du vrai, de l'insolite et du magique. Jubilation de la créativité au-delà des normes qui n'exclut ni lucidité, ni raffinement, ni humour. Fuir le monde des conventions pour retrouver l'irrationnel, l'intemporel. Contre l'art officiel, sophistiqué, assujetti aux modes, la grande fête folle où l'invention superbe et drôle prendrait la place du sérieux bien propre. Contre l'ennui du quotidien, faisons pisser les fontaines et rire les arbres! Allumons nos lampions à la fête de l'imaginaire !"
Portrait de Picasso 1984
Etude pour Les Ménines au mouchoir
crayon sur papier calque, 18 x 16 cm
Ce dessin, réalisé sur papier calque épais, et qui comporte quelques salissures de peinture, est une étude pour le panneau-relief intitulé Ménines au mouchoir, peint en 1984. Ce tableau de grande taille était en fait un double et audacieux hommage à deux Grands d'Espagne : Vélasquez et Picasso. Sur le panneau, Picasso est représenté de face; sa bouche, dont l'expression est un peu moins "amère" que sur ce dessin, traduit mieux la concentration.
Ce portrait donne un peu l'impression d'un exercice de cubisme revisité.
On pourrait penser ici que l'œil gauche fait allusion à l'intériorité de Picasso, l'œil de droite évoquant son côté scrutateur, halluciné.
L'épouvantail 1984
technique mixte sur bois et cuivre, 192 x 76 cm.
Collection particulière, Philadelphie
Ce personnage découpé aux dimensions humaines, vêtu d'une chemise à carreaux et d'effets rapiécés pouvant évoquer une idée d'homme des champs, semble être le proche cousin du Bonhomme de paille et de L'homme de fer du Magicien d'Oz.
Il représente lui aussi un épouvantail et les pales de la girouette sont censées effaroucher les oiseaux lorsqu'elles tournent.
Il s'agit chez Larus de la première association bois-métal. Les socles en contre-plaqué, dont on voit ici un exemple un peu lourd, furent remplacés plus tard par des plates-formes en tôle épaisse.
Les bois dressés sur socle d'Eliane Larus sont nés de ses bois découpés muraux (eux-mêmes issus de dessins au pourtour irrégulier). Ses premières pièces murales étaient constituées de personnages mis en situation dans un paysage. Elles furent suivies assez rapidement par d'autres
pièces également destinées à l'accrochage mais ne comportant pas de fond. Larus cherchait ainsi à donner un surcroît d'autonomie à ses personnages. L'observation de l'un d'entre eux posé contre une chaise avant accrochage lui donna l'idée de les rendre encore plus indépendants en les éloignant des murs. Il s'agissait alors surtout de portraits en buste dont le verso n'était pas peint. Les tout premiers de ces bustes comportaient encore un système d'accrochage mais pouvaient être posés grâce à un petit socle à tige. Les personnages en pied découlèrent naturellement de cette dernière évolution.
Les différences effectives entre les totems de Gaston Chaissac et les bois découpés d'Eliane Larus, très tôt perçues par Dubuffet, sont assez clairement discernables.
Pour la réalisation de ses pièces en trois dimensions, Chaissac travaillait presque toujours sur des formes préexistantes : planches de rebut, vieux balais, ustensiles abîmés, etc. Larus dessine d'abord sur un bois neuf qu'elle découpe ensuite. Les formes dues au hasard n'apparaîtront chez elle que tardivement : il s'agit de la série des linoléums usés montrée en Octobre 1990 à la galerie Bercovy-Fugier à Paris.
Sur ses totems, Chaissac cerne les formes d'un trait noir appuyé. Ce procédé est très rarement observé sur les bois découpés de Larus. Surtout, Chaissac étale ses couleurs par aplats, excluant le plus souvent nuances et juxtapositions. A l'opposé, chez Larus les couleurs sont travaillées, étayées par un relief, nourries de vibrations et d'effets de transparence qui l'éloignent autant de Chaissac que de l'art brut. Chaissac a le génie de la simplicité; les personnages que nous lui devons ont souvent un petit visage, alors que ceux d'Eliane Larus sont fréquemment pourvus d'une tête importante, comme si leur corps était arrêté aux proportions de l'enfance.
Chaissac définit maintes fois les sourcils et le nez d'un seul trait; Larus distingue ces trois éléments, insiste sur les détails : bouche, carnation, chevelure, etc.
Il y a probablement autant de différences que de similitudes entre les bois peints du Peintre aux épluchures et ceux d'Eliane Larus. On ne peut nier qu'il s'agit de la même famille, ou en tout cas d'un état d'esprit commun. Chaissac n'est d'ailleurs pas plus naïf que Larus : les lettres qu'il écrit ont des élégances d'écrivain, il théorise, expérimente, s'intéresse aux dessins d'enfants, s'enthousiasme pour les peintres de son temps.
La réaction positive de Jean Dubuffet lorsqu'il prit connaissance des travaux d'Eliane Larus permet d'imaginer que le Solitaire de Vix aurait peut-être aimé lui aussi cette peinture-là, si proche et malgré tout si différente.
La ressemblance entre les sculptures de Chaissac et celles de Larus n'apparaît qu'à un niveau superficiel. On pourrait trouver plus de correspondances entre Cobra et Larus (plus particulièrement avec Karel Appel pour certains dessins). Il s'agit en fait d'une question d'acuité du regard.
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Etude pour un paysage 1987
crayon sur papier, 13 x 18 cm - Collection privée, Paris
Cette étude d'une agréable légèreté n'a jamais été développée dans une œuvre plus achevée. Sa composition particulièrement bien maîtrisée évoque une scène de théâtre autant qu'un paysage. L'atmosphère est muette et silencieuse comme s'il s'agissait d'un paysage nocturne.
Au milieu et en haut, on distingue un unique personnage —qui est en fait le centre plastique du dessin— et dont le corps en forme de diabolo trouve un rappel subtil à droite de la scène. Cette silhouette n'est d'ailleurs identifiable comme telle que par le redoublement de certaines caractéristiques : elle est dotée de deux yeux et de deux jambes. Ces dernières entretiennent une relation analogique avec les deux traits verticaux situés sous la lune et l'espèce de pied de meuble que l'on trouve à l'extrême droite du dessin.
Les deux traits verticaux barrant (intra-muros) la droite et la gauche du dessin n'ont pas été joints aux lignes horizontales pour éviter un cloisonnement nuisible à la respiration de l'ensemble.
Les traits assurés et volontaires —dominants— sont équilibrés par les lignes sensibles qui occupent le milieu et la diagonale du dessin.
Côté jardin, trois paires de lignes courbes opposées à la direction montante des diagonales, complètent le jeu, mais elles ont surtout pour fonction de dynamiser la scène.
Pour accentuer l'unité du tout, une figure évoquant l'idée d'une maison est rappelée trois fois.
A gauche, et en haut à droite, six coups de crayon discrets font fuir le dessin de son cadre et ouvrent la scène sur l'extérieur.
Promenade en Hélicoptère 1987
pastel gras, 28 x 28 cm - Collection privée, Paris
Au centre de la scène, deux personnages casqués aux visages étranges se trouvent comme imbriqués l'un dans l'autre et semblent venus d'un autre monde.
A la fois baignoire et bulle maternelle, cet objet volant difficile à identifier est en fait un hélicoptère : on distingue assez nettement le cockpit, le siège du pilote, et l'axe du rotor. Sur la partie bombée à gauche se remarquent des projecteurs. En haut, barrant un ciel d'encre, deux balafres claires suggèrent le mouvement de rotation des pales.
On voit ici comment Eliane Larus, qui ignore tout de l'agencement de la cabine, du tableau de bord et des commandes d'un hélicoptère, a réinventé ces éléments techniques pour en faire une pure composition plastique.
Enfant au visage barbouillé 1987
crayon sur papier, 26 x 18 cm - Collection privée, Paris
Comme dans l'étude au crayon précédente, on trouve dans ce dessin sur papier un jeu subtil de correspondances qui apporte de l'unité à l'ensemble.
Les yeux du personnage ont été réalisés d'une manière cursive et très enlevée. Le crayon n'a été posé que deux fois sur le papier pour définir l'œil de droite. Une seule fois pour l'œil gauche. La bouche, étonnante réussite, a été exécutée avec une grande rapidité : le crayon n'a été posé que deux fois.
Ce dessin intitulé Enfant au visage barbouillé prouve, comme de nombreuses autres pièces réalisées par Larus, que les titres que l'on attribue aux œuvres plastiques peuvent être véritablement poétiques tout en restant purement descriptifs.
Tête mexicaine 1987
huile sur panneau, 55 x 46 cm - Collection particulière, Paris
Un regard sommaire sur le visage du personnage et au-delà des curieuses scarifications qu'il présente, révèle le curieux contraste qui émane de ce portrait imaginaire.
La mâchoire est forte, l'ossature générale dégage une impression de puissance. La bouche semble cependant appartenir à un être désemparé et le regard paraît fatigué, presque éteint. En fait, si nous faisons abstraction de la chevelure —en la cachant par exemple avec la main— les yeux, la bouche, et le nez se creusent, les scarifications deviennent structure osseuse : nous voyons apparaître une tête de mort. Mexicaine, cette tête l'est surtout parce qu'elle évoque la mort. D'une qualité plastique évidente, elle se rapproche —par similitude d'esprit— des crânes peints par Picasso lors de la deuxième guerre mondiale*. Brossée avec une belle sûreté de main, elle reste un des plus saisissants portraits peints par Eliane Larus. Les deux lignes verticales encadrant le visage accentuent l'atmosphère dramatique de ce portrait.
* Bien que son travail sur le thème du crâne humain n'ait jusqu'à présent pas fait l'objet d'une étude, Picasso reste l'explorateur majeur de ce motif au 20ème siècle.
On chercherait vainement une ressemblance entre les crânes que nous lui devons, aux orbites nettement plus marquées, aux distorsions violentes dérivées du cubisme, et ce portrait d'E. Larus qui nous suggère ici la mort sous une forme incarnée.
Scène de rue 1988
crayon sur papier, 20 x 15 c - Collection privée, Paris
Certains éléments des recherches antérieures, tels les deux chats qui furent réalisés sur tôle quelques mois plus tôt, se retrouvent ici.
Si la composition de ce dessin est pleine, elle parvient toutefois à éviter toute saturation. On remarquera l'intéressante déstructuration du personnage situé en bas à gauche : un de ses bras semble s'articuler sur son bassin alors que l'autre paraît sortir de sa tête ou être lié à une sorte de bosse. Ces déformations confèrent finalement tout son caractère à cette curieuse silhouette. On prêtera attention à la liberté prise avec l'arrière-train de l'animal occupant la position la plus basse. Il faut noter aussi la courbure de l'espace qui dynamise la scène et la présence réussie d'un garçonnet portant une veste trop grande, personnage que l'on retrouvera plus tard dans le tableau intitulé Les écoliers.
Le trait courbe très appuyé situé au dessus du personnage encadré et qui s'oppose à la grande ligne inclinée placée à droite, joue, malgré sa modeste amplitude un rôle important dans l'équilibre de ce dessin.
Nu au fauteuil noir 1988
huile sur panneau, 55 x 46 cm - Collection particulière, Saint-Denis de la Réunion
Eliane Larus a pris une évidente liberté au plan anatomique avec cette huile sur panneau. Ce nu apparaît comme un exercice délicat, car contrairement à d'autres œuvres de conception plus dénaturée, on reste ici dans le cadre d'un certain classicisme.
En dépit des apparences, ce personnage est effectivement plus difficile à élaborer que certains autres dont l'anatomie présente une fantaisie formelle plus prononcée. L'humanité de ce nu reste perceptible, nous sommes encore dans la proximité du vivant. Il est donc malaisé de ne pas percevoir comme monstrueuse la femme qui est ici représentée.
Le dessin remarquablement élémentaire cloisonne le corps du personnage en quatre zones tout à fait inhabituelles. Si l'on observe séparément chacune des trois aires principales (bras gauche + sein gauche, bras droit + sein droit, abdomen + cuisses) on obtient des éléments qui, sortis de leur contexte, seraient assez difficilement identifiables. Ce cloisonnement en parties aussi hétérogènes qu'étrangères à l'anatomie objective constitue le point fort de cette peinture.
Dans la partie haute du panneau un jeu de droites apporte une impression d'espace, mais sert aussi de contrepoint aux courbes qui définissent le personnage et le fauteuil (il y a malgré tout quelque chose d'angoissant qui se dégage de cette construction).
La facture très libre de l'ensemble et l'étrangeté formelle des mains nous encourage à prendre une distance avec le sujet du tableau. Peut-être la bouche ouverte de cette odalisque disgracieuse —mais dont la force picturale illustre assez bien le concept de "beauté convulsive" cher aux surréalistes— essaie-t-elle de nous dire qu'elle n'est pas une femme mais une peinture ?
< L'enfer 1988
acrylique et Ripolin sur panneau, 180 x154 cm
Collection de la Compagnie Générale des Eaux, Paris
Le graphisme de L'enfer doit une bonne part de sa présence à la façon libre dont il est réalisé à partir d'un fond noir, rouge, et argenté comportant une zone dramatisée par un passage de couleurs hétérogènes.
On remarquera la distribution des éléments dans l'espace, en particulier la longue silhouette de gauche traitée dans un esprit "fil de fer" (typique des dessins où l'essentiel est dit en quelques traits), celle de droite (au corps rouge et noir) assez inquiétante, ainsi que la figure centrale au dessin particulièrement expressif.
L'entité dont la bouche laisse filer une sorte de tuyau écrivant le mot enfer est inspirée d'un ancien dessin de scaphandre.
Cette peinture présente, d'une manière peut-être plus évidente que d'autres œuvres, un curieux mélange de naïveté (impression donnée par deux personnages et par le chien) et de force picturale.
Paysage parcellaire 1988
bois découpé mural avec reliefs, 148 x 148 cm
Collection particulière, Niort
Ce bois découpé mural est construit d'une manière dynamique et savante. Il est joliment équilibré et inventif. Son harmonie chromatique, qui dégage une impression de franche gaîté, démontre que l'utilisation généreuse des orangés, toujours délicate, peut être maîtrisée par l'usage de tons froids et neutres adroitement distribués. Echelle, proportions, et perspective ont été considérablement faussées. Certains objets sont devenus difficilement identifiables, comme l'arbre au tronc vert et au feuillage carré. Malgré un cloisonnement précis des plans, l'impression générale, non dénuée de lyrisme, est assez baroque.
On distingue principalement des montagnes et des collines, trois personnages dont un joueur de trompette, un enfant et son avion-jouet, trois animaux, dont l'un évoque un peu la silhouette d'un skieur.
Un homme vêtu de bleu semble sauter sur les pierres moussues qui encombrent un ruisseau.
On voit à gauche l'esquisse d'un village, tandis qu'en bas, à droite, se devinent des champs de blé.
Une lumière idéale inonde ce paysage. Dans le prodige des quatre saisons confondues, hommes et bêtes, plantes et minéraux manifestent ouvertement leur bonheur de vivre.
Cow-boy de fantaisie 1988
technique mixte sur tôle zinguée, 56 x 34 cm
C'est le caractère plat, la minceur de la tôle (celle-ci ne fait qu'un demi millimètre d'épaisseur) qui a donné à Larus l'envie de réaliser ce cow-boy fantaisiste en deux dimensions. La distribution des masses en est très réussie. Les couleurs, bien qu'assez présentes, demeurent subtiles : harmonie de gris foncé, gris clair, blanc, rouge, vert, bronze, or, et argent (le gris clair étant celui de l'acier zingué). Le lasso, bout de fil de fer rouillé ayant subi une intéressante mise en forme, a été trouvé tel quel par E.Larus, accroché à la façade de l'école du vieux village des Angles près d'Avignon.
Tête sur fond noir 1988
acrylique sur carton, 28 x 26 cm - Collection privée, Paris
D'une exécution hardie et sans repentir, cette Tête sur fond noir montre quelques unes de ces "griffures agacées" dont Eliane Larus a parlé plus haut. A droite, souligné par une pointe de vermillon, un grattage subtil réalisé d'une manière cursive anime l'espace. La manière dont est traitée la couleur —le noir, le blanc et le gris sont brossés sans être étroitement unis— donne l'illusion d'un travail dans la pâte, en épaisseur.
Les bras du personnage révèlent une intéressante dissymétrie : alors que celui de gauche est rattaché au buste par une mince liaison, celui de droite s'y trouve au contraire relié par un raccordement épais. La situation du nez, son ampleur et l'angle donné à son ouverture sont décisifs. Il suffit de supprimer ce nez avec la main pour que le personnage perde l'essentiel de sa force expressive.
Le père Tanguy 1989
peinture acrylique sur carton, 51 x 46 cm
Le dessin préparatoire est conservé à la fondation Van Gogh d'Arles
Cette très libre interprétation d'un des trois portraits du Père Tanguy, est un hommage à Vincent van Gogh.
Dans sa réalité cette peinture est d'une présence assez surprenante, car même si elle a gardé une distance considérable avec le tableau original, notamment sur le plan des mains, rondes et épaisses sur la toile de van Gogh, petites et réduites à une figuration sommaire évoquant une idée de pinces sur ce dessin de Larus, l'humanité de Julien Tanguy y demeure sensible et touchante.
Tête orientale 1989
pastel à l'huile et acrylique sur linoléum usé, 53 x 26 cm
Collection particulière, Paris
Lorsqu'à la fin d'un dimanche de novembre, intriguée par la beauté de ce matériau insolite, Eliane Larus détache les feuilles de linoléum qui recouvrent les murs extérieurs d'une cabane abandonnée, elle découvre avec surprise que derrière ces minces parois hibernent araignées, guêpes, papillons, cloportes, et tout un petit peuple tisseur de cocons engourdi par le froid et comme figé dans un rêve.
Bien plus, sous l'effet des intempéries, ce mélange de feutre et de goudron s'est curieusement confondu avec le matériau qu'il imitait. Ce qui simulait grossièrement la pierre ressemble étrangement au granit; ce qui contrefaisait le bois est devenu écorce.
Larus a conservé ce morceau de lino dans l'état exact où il s'est détaché du mur, avec ses formes et ses proportions. La partie brune qui constitue le visage avait cette apparence écailleuse au moment de l'arrachage. Seuls les yeux, le nez, la bouche et une oreille ont été ajoutés. La coiffe de ce personnage
intègre d'ailleurs une zone d'aspect pointilliste demeurée dans son état originel et où seul un léger frottis de pastel rouge et noir a été passé.
On notera que l'arête du nez est dirigée vers le bas.
Voici, à propos de ces linoléums, les quelques lignes qu'E. Larus écrivit pour le livre Maisons secrètes (Editions Area) paru en octobre 1990 :
Cabanes dérisoires de bois et de linoléum
découvertes au hasard des dimanches
Les insectes s'y cachent pour tisser leur cocon :
araignées pensives, frelons endormis,
guêpes frileuses, cloportes besogneux...
Pardon d'avoir un jour d'automne
violé vos territoires, détruit vos nids
pour les faire vivre ailleurs
en d'autres lieux ou la nature a perdu ses droits
Vengeances inavouées de mes peurs enfantines ?
Lambeau de linoléum au ciel morcelé,
l'araignée couturière a blanchi tes bordures
mon fusain y dépose sa semence noire
le pastel effleure ta peau granulée,
abandonne son pollen au creux des cicatrices
L'hélicoptère survole la campagne,
gros bourdon métallique prédateur de rêves
Le jardin endormi a fané mes couleurs.
Femmes au palmier 1989
acrylique sur carton, 82 x 80 cm - Collection particulière, Paris
Cette peinture sur carton est plus élaborée que les travaux sur le même support auxquels Eliane Larus a donné
avec à-propos le nom de dessins peints.
La reproduction de cette œuvre devient particulièrement intéressante lorsqu'on l'observe tenue à l'envers. On perçoit alors mieux la sensibilité du trait, la liberté de geste et d'esprit, et les correspondances qui s'établissent entre les divers éléments de la composition : la ligne qui définit le côté gauche de la femme dominante se prolonge dans une courbe du palmier; le côté gauche de l'autre femme se continue dans la ligne oblique qui part de son cou, etc.
Cette peinture a débuté par la tête du plus grand personnage, puis par son corps. Le personnage de gauche a ensuite été inscrit dans la courbe qui, du sommet de son front à la naissance de ses cuisses définit son profil. Cet arrondi est venu naturellement de l'inclinaison donnée au premier personnage, et accentue l'impression de basculement vers la gauche que le cintrage du palmier amplifie. Ces deux personnages ont été idéalement disposés dans le format carré, au centre d'une composition nettement triangulaire.
L'un des bras de chaque femme semble rattaché à la base de son cou. Cette manière n'étant pas rare chez Larus pourrait paraître comme l'une des caractéristiques confidentielles de son dessin.
L'intéressante torsion subie par le bassin de la femme de droite aboutit à une contradiction de plans, à un jeu plastique entre vues de face, de dos, et de profil. Mais on prêtera surtout attention —il s'agit du point fort du tableau en ce qui concerne l'invention formelle— à la manière dont les épaules et les bras de cette femme sont définis par une double courbe en forme d'accolade dont la pointe est dirigée vers le bas.
L'unique main visible est indiquée très sommairement. A ce propos, et en dehors du genre réaliste, on peut remarquer chez les personnages peints par Larus plusieurs sortes de mains fort différentes. Les unes sont informelles ou géométriques, d'autres ressortent du genre graphique, du schéma ou du signe. Certaines enfin évoquent des arêtes de poisson et des fils de fer. Proche du type informel se situe un mode de représentation regroupant : pattes, nageoires, et appendices divers. Parfois on notera la présence de personnages sans main, sans pied, ou sans cou, et jusqu'à des formes vagues, sortes d'ectoplasmes privés de bras et de jambes. Ces remarques, évoquant l'éventualité d'une étude typologique, confirment chez Eliane Larus un état de recherche plastique permanent.
Dans cette scène, deux femmes ne portant pas de vêtements se trouvent côte à côte dans un paysage exotique. L'une d'elles parait avoir posé un coude sur ce qui ressemble à la rambarde d'une terrasse. Leur attitude n'est pas sans évoquer une certaine coquetterie : elles semblent en effet poser dans une posture un peu provocante destinée à mettre leur corps en valeur. A moins qu'il ne s'agisse d'une espièglerie de filles nubiles un soir d'été ?
Mais au-delà d'un hymne au bonheur de vivre (dans un état originel indemne de péché) ne pourrions-nous pas voir en cette scène une survivance du rêve pénétrant de Wassily Kandinsky qui se poursuit dans la peinture figurative chaque fois qu'elle est libre et inventive et qu'elle devient elle-même son propre sujet ?
Grâce à la manière dont s'exprime leur lyrisme, ces Femmes au palmier ne devraient-elles pas être vues aussi comme un hymne au dessin, au bonheur de peindre, et à la liberté ?
Les noctambules 1989
peinture à l'acrylique sur carton, 44 x 56 cm - Collection privée.
Art transit 1989
technique mixte sur carton, 21 x 32,5 cm - Collection privée, Paris
Ce travail sur carton, qui se prête malheureusement assez mal à la reproduction, vient de ce que l'on nomme un "dessin de téléphone".
Les dessins réalisés lors des conversations téléphoniques —qu'on les doive ou non à des artistes— ne présentent généralement qu'un intérêt limité. Ils sont le plus souvent constitués de jeux de hachures, de figures stéréotypées, de motifs vaguement décoratifs ou obsessionnels. Celui-ci, commencé pendant une conversation avec le responsable d'une maison de transports (Art transit) garde son originalité.
Servant à l'origine de sous-main, le carton porte des marques de coupures. On distingue à droite les traits libres que l'on trace pour amorcer un stylo à bille. La majorité des taches, salissures, et accidents divers que comporte le support a été investie dans la composition d'une manière ludique et savoureuse. Il y a dans ce dessin quelque chose de rupestre, le personnage debout à gauche pouvant faire penser à un chasseur. Avec cette lecture, les coupures du carton s'assimilent à des flèches et les deux personnages allongés sur le sol peuvent être interprétés comme les victimes du carnassier qui se tient à gauche : cet animal est effectivement pourvu d'une mâchoire menaçante.
Moment le moins conscient de la réalisation de ce dessin, "l'arbre" Art Transit peut évoquer des signes magiques, le plan d'un site mégalithique, ou un rassemblement cérémoniel d'oiseaux.
La sauvageonne 1990
acrylique sur carton, 81 x 65 cm - Collection particulière, Paris
Il s'agit d'un exemple de peinture grattée dont la réussite découle, pour une part importante, de la rapidité de l'exécution.
On remarquera la liberté du trait comme du dessin, et la légèreté de l'ensemble. On prêtera aussi attention à la mise en couleurs par grands plans dans lesquels la vivacité des frottis reste inscrite dans de savoureux effets de transparence.
Le fond, bien que privé de perspective, s'ouvre sur un large espace, impression donnée par les deux trouées sombres évoquant deux pans de ciel nocturne.
En ne tenant pas compte des personnages et des animaux, une assez belle composition abstraite se dégage. Ce phénomène explique une partie du plaisir que nous prenons à contempler cette œuvre particulière. La tache rouge centrale apparaît alors comme la clé de voûte du tableau dont l'écho assourdi se retrouve, pour des raisons d'équilibre, dans un triangle situé en haut à gauche.
Dans cette peinture non dénuée d'humour un indéniable élan vital s'exprime. Peut-être Larus fut-elle cette sauvageonne dans la campagne des Deux Sèvres où nous savons qu'elle aimait courir et se perdre avec parfois des manières de garçon manqué ?
Los olvidados 1990
dessin à l'acrylique sur carton, 75 x 51 cm - Collection privée, Paris
Cette œuvre est un hommage à Luis Buñuel, mais aussi à la dignité qu'expriment les Mexicains jusque dans le plus total dénuement.
Il n'est pas nécessaire de séjourner longtemps au Mexique pour se souvenir que le titre du célèbre film
de Buñuel Los olvidados signifie : les oubliés. Cette acrylique sur carton traitée en noir et blanc montre des enfants sans âge, jouant sur un terrain vague avec des cerfs-volants probablement bricolés à l'aide de matériaux récupérés.
Les deux cerfs-volants sont décorés de figures humaines. Celui de gauche représente une tête de mort (les trois traits verticaux évoquant la denture d'un crâne) image autrefois ambivalente, mais toujours inséparable de la culture mexicaine. Les enfants sont en compagnie d'un chien, animal d'une forte intensité surréaliste et dramatique chez Buñuel, symbole de l'innocence et de l'affectif pour Eliane Larus.
En même temps qu'ils suggèrent le mouvement —peut-être l'ascension d'une colline ?— le petit nuage en haut à gauche et le trait courbe à droite ont pour fonction de resserrer et de dynamiser la composition. Les fils qui relient les cerfs-volants aux enfants n'ont pas été représentés : leur présence aurait nui à la lecture du dessin.
Grâce à la simplicité élémentaire de ce dessin peint, on voit à quel point le souci plastique est effectif chez un peintre qu'un regard superficiel peut trop vite classer parmi les artistes d'expression naïve.
Scène de rue à la grue 1990
acrylique sur carton, 50x 65 cm - Collection privée, Paris
Cette curieuse scène de rue, peut-être inspirée par un coin du 13ème arrondissement de Paris, et qui n'est que l'esquisse d'un grand panneau, est particulièrement bien équilibrée. Une tendresse un peu timide et pleine de pudeur semble s'y manifester. Faite de peu de choses, elle est déjà bruissante de vie et de poésie.
En haut, dans un ciel comportant quelques nuages discrètement suggérés, se distinguent plus ou moins confusément la grue mentionnée dans le titre, une antenne collective de télévision, deux cheminées empanachées.
Chaque personnage, y compris le chien à deux pattes, semble regarder le spectateur comme s'il participait à une sorte de parade. Peut-être s'agit-il simplement d'un hommage à la liberté ?
On ne sait si l'enfant est affligé d'une excroissance bizarre en forme de cœur sur le sommet du crâne ou s'il a simplement un nœud dans les cheveux. Le trait sensible et la touche incertaine nous font percevoir comme un frémissement.
L'atmosphère générale, donnée par les traits noirs sur fond blanc (sans autre ajout de couleur), est malgré tout assez crue et peut être ressentie comme dramatique. L'espèce de joie confuse exprimée par le personnages n'en est que plus touchante.
Le solitaire 1990
encre de Chine sur papier, 28 x 21 cm - Collection privée, Paris
Un dessin compliqué cache facilement sa pauvreté sous ses complications. Gaston Chaissac exprimait bien cette idée lorsque, après avoir réfléchi à ses propres difficultés, il disait : "Un dessin n'est pas une vis sans fin, sinon il y a vice".
Plus un dessin est nu, économe en effets —un peintre navigateur dirait : plus il se tient au vent de Matisse— et plus il doit être "trouvé" s'il veut déclencher en nous un réel saisissement. Certaines pièces échappent évidemment à ce postulat : celles qui, malgré leur apparente complexité, cherchent moins à séduire qu'à traduire l'effervescence, le frémissement de la vie.
Beaucoup de dessins d'Eliane Larus réalisés à l'encre de Chine, comme La charbonnière, Les mangeurs de sucre d'orge, Le solitaire, La poursuite, pour ne citer que ceux-là,
doivent leur réussite à une réalisation rapide, aléatoire, risquée, nombre d'entre eux n'admettant pas de retouche. Pour qui sait lire, le dessin est le lieu privilégié de la confidence. Il révèle —parfois impitoyablement— les limites d'un imaginaire, la conscience de la forme chez l'artiste, la nature intime de son questionnement sur l'art.
Le transparent 1990
acrylique sur panneau, 55x46 cm - Collection particulière, Paris
Comme tous les visages vivants ou peints, celui du Transparent est dissymétrique. Mais, malgré les apparences, il est construit avec précision. La plus menue modification en changerait l'expression. La légère sinuosité de la ligne qui définit le côté droit de la tête, le renflement du côté gauche à hauteur de la bouche s'organisent avec une sensibilité rigoureuse pour animer un visage particulièrement peu réaliste. Le nez du personnage est idéalement situé au centre plastique du visage. Emplacements, proportions, et formes des signes qui définissent l'expression (yeux, nez, bouche) dénotent, au-delà de la trompeuse simplicité de leur dessin, une invention décisive et déterminée.
Si la tête de ce personnage paraît soumise à une certaine rigueur, le buste, par le côté fondu de sa touche, montre que la liberté du geste a dominé son élaboration. Ces deux parties accusent des oppositions intéressantes (d'axes, de facture, etc.) et portent la marque évidente du plaisir de peindre. La légère dramatisation du fond s'oppose à la candeur exprimée par le personnage, qui semble par ailleurs être sous l'effet de la surprise : peut-être vient-il tout juste d'apercevoir l'observateur du tableau et ressent-il son opacité comme inquiétante ?
Il s'agit ici de cette sorte d'œuvre rare, sans repentir et d'exécution rapide, assez typique des artistes exilés de l'enfance, dont Eliane Larus, pourvoyeuse d'émotions fragiles, a le secret.
Paysage à la marelle 1991
acrylique sur panneau, 100 x 100 cm - Collection particulière, Paris
Cette composition dont le graphisme aigu est par endroits incisé dans le bois permet d'apprécier l'exceptionnelle présence du bleu outremer mat.
De ses formes géométrisées et de sa palette retenue émane une sorte de magie nocturne.
Comme dans la peinture de la page précédente on voit ici la tête d'un personnage définie par un triangle, deux animaux bénéficiant du même traitement. On soulignera à cette occasion la fréquence des formes triangulaires chez Larus, et la manière subtile dont elle utilise cette figure éminemment plastique. La géométrie joue dans sa peinture un rôle déterminant : ce fait ne s'explique pas par l'emploi abusif d'un quelconque système mais procède au contraire d'une réflexion approfondie sur la forme.
Maternité au mur Aztèque 1991
encre de Chine et pastel sec sur amate, 40 x 30 cm
Ce dessin est réalisé sur amate, papier traditionnel d'origine aztèque fabriqué avec la fibre d'un arbre qui se prête bien à l'imprégnation des pigments du pastel sec. L'arrière-plan a été inspiré à Eliane Larus par les restes d'un mur ancien situé près de Mexico et les points entourant les pierres figurent les cailloux noirs qui ont été à l'origine scellés dans le ciment.
Par ses couleurs vives, le personnage central évoque les costumes portés par les Indiens du Mexique et du Guatemala.
Comme dans presque tous les amates réalisés par Larus, une tête anthropomorphique occupe une position dominante, rappelant les angelots de l'iconographie chrétienne, mais il s'agit aussi d'un soleil personnifié, rappel furtif de dieux anciens, et dont la fonction dans l'univers fantasmatique de Larus est l'observation attentive et discrète des activités humaines.
La tête de l'enfant visible au premier plan donne l'impression d'être posée sur son épaule droite, ce qui constitue une curieuse et intéressante audace prise avec l'anatomie.
A l'arrière-plan, un être bizarre mi-chien mi-poisson se dresse sur ses pattes. Les couleurs s'assombrissent ici, donnant un caractère plus dramatique à tout ce qui est au-delà du mur. Prenant appui sur une sorte de portique, un personnage évoquant un vieillard ou une momie semble surgir de cet endroit. On pourrait y voir l'irruption du monde ancien dans le monde moderne symbolisé par les journaux abandonnés sur le sol. Mais nous pourrions tout aussi bien faire une lecture purement plastique de la scène, le mur s'expliquant alors par la nécessité d'une opposition à la verticalité du personnage central qui a précédé tous les autres éléments de la composition, et avec lequel il a donc fallu composer. Dans ce cas, les journaux ne seraient plus que le prétexte, l'occasion d'opposer des formes anguleuses aux courbes qui, au centre, définissent avec délicatesse la silhouette de la mère.
On voit ici qu'en peinture, opposer n'est pas contrer mais au contraire compléter ou fortifier, et que chez les bons peintres c'est moins l'anecdote qui conditionne la forme que celle-ci, plus souvent qu'il n'y paraît, qui génère l'histoire.
Lorsque Eliane Larus arrive au Mexique en Juin 1991, après l'attribution du Prix Léonard de Vinci trois mois plus tôt, elle n'a qu'une idée sommaire de l'histoire du pays.
A travers les Murales de Mexico et ceux du Palais du Gouverneur de Merida elle comprend que le cinquième centenaire de la découverte du Nouveau Monde ne sera pas la commémoration d'une prétendue "rencontre" mais plutôt celle de la plus grande hécatombe de l'histoire.
En un siècle, de soixante à cent millions d'hommes, de femmes, et d'enfants ont disparu, décimés par l'apport imprévu de nouvelles souches microbiennes, mais aussi exploités, volés, tués avec une cruauté qui dépassera celle des Aztèques. Chez les Indiens du Mexique ancien les sacrifices humains n'avaient d'autre fonction que de garantir le retour quotidien du soleil, d'entretenir la bonne marche de la mécanique céleste, assurant ainsi la continuation de la vie.
Le voici donc, le pays de l'émotion immédiate, la terre des splendeurs et des calamités, dont Larus avait soupçonné le malheur ultime en peignant six ans plus tôt un panneau hommage intitulé Mexico. On y voit Quetzalcoatl (le dieu Serpent à plumes, mais aussi le civilisateur toltèque légendaire) se frayer un chemin vers la lumière entre les poutrelles d'un édifice effondré. Étrange prémonition, car nombreuses sont les personnes qu'elle rencontre ici ou là —et jusqu'au centre de Mexico— qui précisent : "je ne suis pas Mexicain, je suis Zapotèque ; je ne suis pas Mexicain, je suis Maya...". L'Amérique Centrale ne peut oublier qu'elle fut le lieu de civilisations irréparablement ruinées. Peut-être est-ce la raison des extravagances qui explosent dans maintes festivités, et parfois semble-t-il sans raison.
Du Mexique au Guatemala, Larus aura eu sa part d'émotions :
"Chichicastenango : l'altitude est de 2 000 mètres, l'air très pur, on pourrait se croire dans les Alpes s'il n'y avait les cris des oiseaux exotiques, des dindons, les hurlements des chiens qui se battent et ces pétards énormes genre coup de canon, je n'ai pas encore compris ce que c'est... Enfer et Paradis...
(...) Je viens de terminer mon repas, il est 19 h, on dîne très tôt et on se lève tôt ici : 7h du matin, mais à partir de 6h, beaucoup de bruit. Je passe devant l'église, il fait nuit, des braseros sont allumés par les Indiens pour se chauffer sur les marches qui sont noires de suie. Un homme encense le parvis en balançant une boite de conserve percée remplie de morceaux de résine. Au pied des marches : la place du marché, quelques lampes à gaz, des braseros pour faire la cuisine. Les Indiens mangent à de grandes tables dans une atmosphère prenante, dorment par terre, serrés les uns contre les autres. (...) Au Mexique, dans les églises du Chiapas, assis sur le sol avec des bouteilles de Mescal et des boites de Coca-Cola, ils brûlent des offrandes, raccordent à leur manière les dieux des deux civilisations...
(...) Le 12 juillet, à San Cristobal, je me trouve par hasard devant une église lorsque l'éclipse se produit. Quelques jeunes Indiens m'entourent, je leur apprends à se servir de mon filtre solaire. Ils crient, fascinés : "El sol y la luna ! El sol y la luna !". Je me trouve vite assaillie par une trentaine d'adultes auxquels je prête mon filtre. Ils rient comme des enfants : je ne suis plus la gringa qui prend mais la gringa qui donne"...
L'éclipse 1991
encre de Chine et fard à paupières sur amate, 40 x 30 cm
Collection privée, Paris
Ce dessin a été réalisé à l'encre de Chine et au pastel à Oaxaca, dans le Mexique du sud, quelques jours avant l'éclipse de Juillet 1991.
Les trois protubérances visibles sur la tête du personnage central évoquent les flammes qui couronnent la tête du Cristo Rey, figure majeure de l'âme populaire mexicaine avec la vierge de Guadalupe.
E. Larus n'a pas représenté ici le Christ abîmé dans les douleurs de la crucifixion mais d'une manière inhabituelle au Mexique, sous son aspect rédempteur. Car bien que le visage évoque l'idée de la mort, l'expression est pacifiée. Il n'est pas crucifié mais se tient debout dans une attitude rassurante : on sait que les éclipses ont été longtemps la source d'angoisses collectives dans le Mexique préhispanique. L'un de ses pieds s'appuie sur une tranche de pastèque, objet emblématique de l'imagerie mexicaine et clin d'œil à la peinture de Rufino Tamayo.
Seule l'étude détaillée de ce dessin, confirmée par le choix et la répartition des couleurs : beige rosé, gris bleuté (il s'agit en fait de fard à paupières), permet de se convaincre qu'il n'a pas été réalisé par un artiste appartenant à la famille des Singuliers de l'art. Cela souligne la grande liberté qui a présidé à son exécution.
Agua Azul 1992
acrylique sur panneau, 130 x 162 cm
Réalisée d'après un dessin intitulé "Etude pour Narcisse" (recherche se rapportant à une peinture exécutée dans un esprit très différent pour la Fondation Balenciaga), cette acrylique sur panneau constitue une représentation allégorique d'un endroit situé près de Palenque, au Chiapas (Mexique du sud), effectivement désigné sous le nom d'Agua Azul.
Du thème de Narcisse reste le visage du personnage couché qui se reflète dans l'eau. Ce personnage, point fort du tableau, est d'une réussite achevée aussi bien en ce qui concerne le plan formel que la polychromie. On remarquera surtout le dessin du torse, des bras, de la tête, et la manière dont les traits de cette dernière s'évanouissent, apportant une impression de flou d'un effet plastique sensible (contraste positif dans une œuvre fortement structurée par des lignes noires épaisses).
En bas, à gauche, le corps d'un animal "éclaté" est remarquablement dissocié en deux parties distinctes.
Située sous la figure centrale, l'importante zone verte, assez audacieuse, apporte un intéressant effet de complémentarité.
Les différents plans se détachent avec bonheur dans une composition dont le relatif classicisme est compensé par la modernité du dessin et des couleurs.
Le personnage debout à gauche et celui qui est couché ont été reproduits sous la forme de bois découpés prévus pour être posés sur le sol non loin du panneau original.
Intérieur au chien dans le miroir 1992
acrylique et Ripolin sur toile, 180 x 170 cm
De quel événement insolite sommes-nous les témoins devant cette peinture ? En haut, un personnage se tient debout sur le sol (alors qu'il semblait flotter dans l'espace, en état d'apesanteur, dans le dessin préparatoire). On distingue confusément une ouverture derrière lui.
Ce lieu pourrait être une pièce d'un immeuble abandonné, ou un grenier : on y devine des objets pauvres, indéfinissables. Seul, un animal se dessine nettement.
Les éléments picturaux essentiels sont, par ordre d'importance : le personnage (clé de voûte du tableau), le chien (valeur la plus marquée), et enfin la zone carrée au graphisme brouillé dont l'aspect flou fait contrepoint aux lignes nettement accusées de l'ensemble. A droite de cette zone, un rectangle blanc et bleu apporte un effet de contraste réussi.
L'atmosphère laisse percer une impression d'étrangeté et de solitude. Mais, n'est-ce pas le spectateur qui flotte au dessus de cette scène ? Ne dirait-on pas en effet que le plancher bascule, que tout perd l'équilibre et chute, y compris le reflet inversé du chien ? (belle invention que ce reflet !).
Exprimant à sa manière l'idée du mal peint, du non fini, de la peinture en train de se faire, cette dernière œuvre pourrait annoncer une nouvelle période aux couleurs salies, un peu éteintes, dans laquelle la ligne, le dessin, et une perspective baroque seraient prédominants.
Dans ce climat quasi surréaliste, on peut penser au Cornet à dé de Max Jacob, ou aux poèmes frais et magiques de Supervielle.
Ici quelques œuvres ne faisant pas partie de l'édition originale.
La suffragette 1983
acrylique sur bois 144 cm x 120 cm
Collection privée, Paris
La montagne magique 1993
acrylique sur bois 136 x 110 cm
Collection privée, Rome
Le maître du village 1984
acrylique sur bois 138 cm x 95 cm - Collection privée, Paris
Femme en rouge dans un paysage 1994
acrylique sur bois 130 x 110 cm – Collection privée.
Le téléphérique 1993
acrylique sur bois découpé 123 x 84 cm. Collection privée.
Portrait à la tête rouge 1999
acrylique sur médium 41 x 33 cm
Collection privée, Bruxelles
L'encrier renversé 1999
acrylique sur bois 41 x 33 cm
Collection privée
Paysage américain 2001
acrylique sur toile 180 cm x 180 cm
Collection privée, Nantes
Eliane Larus - Née au Pin, Deux-Sèvres, en 1944. Études artistiques à l'école des Beaux-Arts de Tours et de Paris. Lauréate du Prix Léonard de Vinci pour le Mexique en 1991. Une de ses sculptures a été remise au cinéaste Pedro Almodovar lors de l'Hommage à la Création Européenne en 1992.
Collections publiques :
Musée d'Art Moderne, Paris — Fonds National d'Art Contemporain, Paris — Musée Galliéra, Paris — Musée de Gerone — Miniature Museum of Contemporary Art, Amsterdam — Musée d'Art contemporain de Sarajevo — Collection Neuve Invention, Lausanne — FRAC Aquitaine — Musée des Beaux-Arts de Tours — Fondation Vincent van Gogh, Arles — Musée des Beaux-Arts d'Angoulême — Musée des Beaux-Arts de Besançon — Bibliothèque Nationale, Paris — Musée Géo-Charles, Echirolles — Musée Bertrand, Châteauroux — Musée de Saint Dié des Vosges — Ecole des Beaux-Arts de Valence — Musée des Beaux-Arts Bernard d'Agesci, Niort — Musée du Château, Noirmoutier — Musée d'éthnologie régionale de Béthune — Musée de Bessuire — Musée de l'Art en Marche, Lapalisse — Musée d'Art Contemporain de Chamalières — Collection du F.C.B.I., Bègles — Collection Novotel d'Art Contemporain —Artothèques.
Manteau réalisé avec la styliste Hélène Kievitch - 1988 - Musée Galiera, Paris
L'édition de l'ouvrage original a été possible grâce au soutien de
la Ville de Brive
Ont également participé :
l'Association La Lune en Parachute, Epinal
l'Association Le Miroir d'Obsidienne, Paris.
Ce livre est paru conjointement à l'exposition rétrospective
Eliane Larus 1978 - 1994
qui a eu lieu aux Galeries du Théâtre
Municipal de Brive du 24 juin au 7 août 1994.
Nous remercions pour leur collaboration à cette exposition
Monsieur Patrick Imbard expert près les Tribunaux
Monsieur Daniel Gourdon, expert
et pour le prêt de certaines œuvres :
la Galerie 15, Paris
la Galerie Claudine Lustman, Paris
la Compagnie Immobilière Phoenix, Paris
la Caisse Nationale de Prévoyance, Paris.
Crédit photographique :
Philippe Perez-Castaño
Berthrand Renaud
Alexis Lecomte
Delagarde
Cette copie n'est intégralement fidèle à l'ouvrage original que par le texte : quelques œuvres anciennes ont été remplacées par des pièces plus récentes.
Deux sites comportent de nombreuses reproductionssur cette artiste:
taper larus écrit ou larus critiques sur Google.